dimanche 8 mars 2009

Le commencement, c'est déjà la moitié du Tout

Par Julien

Un dimanche de plus à bousculer les repères. Et me voici sur ce blog partagé. Qui dis je, là-dedans? Qui c’est nous ? Pas de panique. Ce n’est ni mon carnet, ni mon brouillon. C’est un texte que j’envoie vers toi, vers vous, lecteur ami (de facto, nous en restreignons l’accès en limitant l’espace des personnes informées…), bienveillant, curieux, et familier. Alors comment dire ? Que dire ? Raconter, le Liban, Beyrouth, ce coin de la Méditerranée. L’apprentissage d’une langue, le plaisir de l’étrangeté, le goût de l’ailleurs.

Ce n’est pas une littérature de voyage ni de voyageur. Nulle régularité. Des passages rapportés, circonstanciés, comme une lettre ouverte qui tourne autour de vous et entre nous. Et la possibilité, de temps à autre, de glisser en ligne une photographie, de pêcher quelques uns de vos commentaires – cliquer sur « Réagir » ou « commentaire », je ne sais plus -, voir d’incruster des sons ou des vidéos. D’ailleurs, le week-end dernier, j’ai enregistré, au moyen d’un enregistreur de la radio qui ne me quitte que rarement, le son de la pluie. De cette pluie immense et intense, de ce rideau continu, bruyant, étiré entre deux orages. La montagne, tout autour de Beyrouth, bloque sempiternellement les nuages, fait tourner le vent en boucle, et capture la chaleur ou emprisonne le froid. L’air est par définition inconstant. J’ai donc voulu attrapé ce son particulier. Le froid entre les gouttes. Pour pouvoir le mettre en ligne, et vous le donner à entendre. Patience, patience, s’il vous plaît. Il faut me laisser maîtriser la technique du « podcast », c’est-à-dire du lecteur son intégré

Je ne saurais résumer notre mois et demi d’installation. Vous en avez reçu des bribes, avec plus ou moins de régularité. L’entrée dans la matière – le Levant, comme on disait naguère. Le boulot, la recherche d’appartement, les premières épreuves (de toutes sortes), les projets, et les grandes joies. Dont la première, et la plus déterminante peut-être : l’oisiveté. Le temps libre. Je n’irai pas jusqu’à dire le temps retrouvé, pour éviter les fausses évidences et les comparaisons oiseuses. Mais il y a de ça. Le journalisme que je connaissais jusque-là, claquemuré dans une « newsfactory » carburant aux 3 X 8 (entendre : 24h/24, comme une station service d’autoroute, ou un distributeur indifférent de biftons) en trois langues, s’est dissipé en survolant notre antique mare nostrum. Alors partons de là, et de maintenant. Hic et nunc (décidément, la présence souterraine de sites romains, enfouis sous le béton puant, fait remonter les expressions latines). Passons à l’arabe : « Rhalas » [« Assez », « ça suffit », expression courante, équivalente au « Tamam » des Turcs, si je ne m’abuse].

Dimanche, disais-je. Ici et maintenant. Il est 18 heures, à l’heure où j’écris ces lignes, et la nuit noire est partout. Pourtant, le soleil était éblouissant, aujourd’hui. Plus de 25°C, léger vent de mars - charriant poussières et odeurs aléatoires, venues du désert -, et lumière sourde. Impossible de voir les montagnes que, d’habitude, nous pouvons apercevoir depuis l’une des fenêtres du salon, exposée plein sud, devant le rond-point de Tayouneh (excellent repère pour prendre ce qu’on doit bien appeler un bus, ou un « service », taxi collectif). Il a fait lourd, mais beau. Et comme nous sommes à la veille d’un jour férié pour les musulmans, Beyrouth est plus calme encore que d’habitude. Le week-end, les Beyrouthins (ou plutôt, ceux qui en ont les moyens) s’enfuient systématiquement à la montagne. Le Liban, d’ailleurs, c’est autant la montagne que le littoral. Le mot Liban en témoigne : de Loubnan, en dialecte libanais, qui vient du mot « blanc ». La montagne, évidemment. Le Liban, ce n’est pas seulement l’héritage phénicien. Il y a les vallées, les hauts plateaux, et tout l’Est qui s’ouvre à nous.

Après un paisible petit-déjeuner, lectures, gribouillages de toutes sortes, cuisine. Mais surtout, en fin de matinée, la découverte du parc qui se tient un peu plus loin, à 500 mètres de là, de l’autre côté du grand boulevard longeant l’hippodrome, et la Résidence des Pins (forteresse ocre, de style orientalisant, de monsieur l’ambassadeur de France). Ce parc est l’un des rares espaces verts de Beyrouth. Le béton est plus courant que les prairies, il faut bien le dire. Pour accéder à ce jardin des délices (cofinancé par la région Ile-de-France, inauguré en 2006), il faut évidemment une autorisation. Pourquoi faire simple ? Elodie a pris le temps, cette semaine, entre deux piges et trois messages, de se coltiner la rude et singulière épreuve que constitue, par essence, toute démarche administrative. L’administration française est parfois absconse (l’un des rares exemples de coïncidence entre le réel et le cliché qu’on s’en fait), l’administration libanaise est absurde. Les lois peuvent être injustes, fondées sur des intérêts particuliers ou des héritages historiques post-mandataires (eh oui, la France, à une certaine époque) donnant un semblant d’équilibre entre des confessions dont aucune statistique ne peut être révélée sous peine de trouble aggravé à l’ordre public, mais c’est époustouflant ce que leur application peut varier. La ceinture de sécurité ? Obligatoire selon l’humeur du policier. Les règles sont souples, et faites pour être adaptées. Elodie l’a bien vu. Au dernier étage, m’a-t-elle dit, de la municipalité, il faut présenter patte blanche, avoir plus de trente cinq ans, et apporter mille et unes photocopies de papiers officiels rondement tamponnés. Elodie, vous l’avez bien compris, ne remplissait aucune de ces conditions. Résultat : elle a obtenu le sésame (une expression venue de la région) quand bien même, au sens strict, nous ne pouvions l’obtenir. Mabrouk Elodie [« Félicitations ! »] ! Bref, ce matin, landes de pins immenses au milieu de la ville, et longue promenade en trottinant. La vitalité des couleurs est ahurissante. Rien à voir avec le patient parcours saisonnier des couleurs tempérées. Cet après-midi, lectures et farniente. J’ai presque envie de dire qu’ici, tout n’est que « luxe, calme et volupté ».

Avant de vous laisser vaquer à vos affaires, je ne peux m’empêcher de vous raconter l’expérience qui a été la nôtre hier. Dans le cadre de mon turbin, j’ai rencontré A., jeune femme ô combien sympathique et courageuse. Elle participe, à sa manière, au bon déroulement d’une première dramaturgique. Nous avons pu assister à une pièce de théâtre jouée dans la plus grande prison du Liban, et interprétée par des détenus. Un moment esthétique d’une puissance et d’une force hallucinante. Voyez le parcours. Fin de matinée, nous regardons, sur notre ordinateur, Twelve Angry Men, un film de Sydney Lumet, avec Henry Fonda, afin de nous familiariser avec l’histoire de la pièce qui nous attend. En deux mots, douze jurés sont réunis autour d’une table pour savoir si un jeune homme, accusé de meurtre, est coupable ou non. Personne n’ayant assisté à l’homicide, la place accordée au doute, au carrefour des indices pourtant concordants, y est cardinale. Le doute y sauve de justesse, en l’occurrence, un innocent.

A 13 heures, donc, rendez-vous devant le Mathaf (le musée national des antiquités) avec N., une amie. Un taxi nous attend. Direction Roumiyeh, sur la montagne. Le soleil cogne, il fait un temps splendide. Le chauffeur nous emmène vaguement là-bas, sans savoir que nous allons à la prison. Dans la voiture, nous nous rendons compte qu’aucun de nous ne sait dire « prison », en arabe. Heureusement, le téléphone existe. Traduction immédiate. Entre temps, le chauffeur s’est trompé de direction. Nous voici à flanc de coteaux, dominant la baie entre des résidences de luxes, des hôpitaux guindés, et des casernes militaires. Beyrouth est certes quadrillée par l’armée (équation : un rond-point = un tank), mais cette montagne est cernée ! Une véritable floraison de check-points entre les lacets. Les pneus du taxi crissent, le chauffeur sourit, la promenade est magnifique. Un peu plus loin surgit un cordon de bagnoles, des blocs de béton en quinconce, des drapeaux au cèdre partout, des treillis en pagaille. Nous y sommes. Vérifications des identités. Nous marchons vers un immense mur de béton, surmonté d’un éperon défensif. Des casemates, des sacs de sables, et des 4X4 japonais. Les spectateurs avancent tranquillement, il n’y a pas d’hostilité dans l’air. Mais nous sommes impressionnés. Finalement, il faut passer par une série de sas avant d’entrer au cœur d’un bâtiment, où la représentation est organisée. Portables interdits. « N’ayez pas peur, laissez-les au poste, vous n’avez là que des policiers », dit un gradé qui roule les « r » comme tous les Libanais parlant français (un « justement » me brûle les lèvres).

Passé la dernière porte, une cour haute (10 mètres peut-être), grise, des détenus aux barreaux, et leurs serviettes qui pendent, comme des chiffons balancés par le vent. Il y en a qui crient, qui appellent. Nous entrons dans la salle de spectacle. Des gradins de chaque côté, une table (celle des jurés), une scène pour des musiciens. Au-dessus, derrière des grillages, des policiers surveillent. Le tout-Beyrouth (en tout cas, celui qui gratine à tous les spectacles) déboule ici. Même un ministre, juste en face de nous. Avant que le spectacle ne commence, les policiers ferment la porte à clé avec un énorme cadenas. Discours du metteur en scène, une femme de 31 ans qui a de la poigne et du gosier : Zeina Daccache. Je vous épargne le compte-rendu de ce spectacle. Mais il est remarquablement conduit, tenu, et émouvant. La parole, en ces lieux, était si fragile et si forte. Voir ces détenus devenir acteurs d’un procès où ils pouvaient innocenter un homme accusé de meurtre, et revisiter, par le texte, leurs propres histoires, quelle expérience. Et quelle moelle ! Pour tout vous dire, nous en sommes sortis rincés. Littéralement lessivés.

Les prochains billets seront à n’en pas douter plus courts, voire beaucoup plus courts. Je me dis juste, en terminant l’écriture de ces quelques lignes, que ce billet, sans doute trop long, peut être imprimé, transporté, et lu n’importe où, y compris là où le web n’arrive pas directement. Alors j’en profite : bonjour mémé ! Et bonjour à vous autres.

N.B. : Devinette mes loulous. A qui et à quelle citation célèbre fait référence le titre ?

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