Par Julien
Le soleil, ces jours-ci, donne l'impression que la verdure éclate naturellement, que les fruits naissent et grossissent sans effort, que la terre elle-même, qui tire son essence d'un pigment rouge et brûlant, forme un tapis permanent, invincible, dont la vitalité ne connaît pas de limites. Comme si cette dernière n'avait pas de mémoire, au Liban. Comme si les balafres infligées par l'hyper-urbanisation, par toutes formes de pollutions et d'atteintes bétonnées n'avaient qu'un effet de surface.
On imagine très bien les visions des voyageurs du XIXe siècle : Beyrouth, sur sa langue de terre fendant la Méditerranée, adossée aux montagnes couronnées de blanc, comme c'est le cas, encore, cet hiver. Le vert partout, flambant entre les allées des maisons ottomanes, les avenues fraîchement aménagées, les artères liant les collines historiques. Achrafieh la fière, un peu en retrait, ou Hamra, l'éperon cosmopolite, piquant du nez dans les rochers.
La mémoire, pourtant, est partout. Et difficile à dire. Ce n'est pas étonnant, dans un pays si proche de tout, puisqu'il est au confluent de mondes divers et de routes fréquentées depuis longtemps : l'Europe, le monde arabe, ou la route de la soie. Ce n'est pas facile de parler, en outre, quand l'histoire remonte aussi près de soi. Quand le présent est incertain. Les lendemains indiscernables.
Il n'y a qu'à voir l'histoire du film de Simon el-Habre, "The one man village", sorti récensement sur les écrans au Liban, dont 5 minutes ont été censurées par la Sûreté générale. Il est des choses et des faits dont on ne parle pas. Pas encore. Voici la bande-annonce :
Et voici l'extrait coupé par les censeurs. Le morceau maudit. Il est intéressant de savoir que cet extrait a été aussitôt mis en ligne pour contourner la censure puisqu'elle n'a pas prise sur Internet.
Je vous laisse apprécier le degré de susceptibilité sous-jacent. La censure exerce son travail dans la mesure où elle répond à un objectif précis, fixé par la loi : ne heurter la sensibilité de personne ni d'aucune communauté.
Le poète Abbas Beydoun m'a toujours impressionné. Physiquement, il incarne un type radicalement tellurique. Mais un gourmand tranquille. Un lecteur passionné, en somme, capable de fulminer pour une phrase, puis de méditer des heures durant. Il ne cache pas ce qui le gêne le plus, dans tout ça, et qu'il appelle la "culture de censure". Pour devancer des pages coupées ou des séquences ôtées, on contourne, on tergiverse, on hésite, puis finalement, on ne parle plus. On ne nomme plus. On éloigne. On conjure. On oublie. Au bout du compte, l'Autre n'existe plus. On se met à ne parler que du même, et tout devient répétition. Eternelle reproduction du même. On ne connaît plus que soi, en reste entre soi, on ne voyage plus. On reste là, on piétine. On ne fabrique plus d'histoire : l'altérité est rejetée, suspecte, impensable. Finalement, on n'avance à rien.
La société civile, balbutiante au Liban, commence à se mobiliser sur ces questions. Des propositions d'amendements se préparent. Le Liban est un pays à l'histoire magnifique, douloureuse. L'avenir de la région est dans le dialogue. Dans la libre parole. L'invention, qui est le moteur de la vie. Dans une lettre envoyée à sa chère Louise Colet le 15 juillet 1853, Flaubert écrivait la chose suivante : "La vie ! La vie ! Bander, tout est là ! C'est pour cela que j'aime tant le lyrisme !" Ne rien lâcher : tenir, insoumis, son envie de raconter. Et partager.
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