Par Julien
Chapelet du derviche (ou « Masbath el-Darwich ») et tiramisu, sur une rivière de Prosecco. Table sauvage et méditerranéenne, en somme. Légumes bigarrés, et vin pétillant de Vénétie. Agneau quasi pascal. Spiritualité déviante, hétérodoxie goûtée. Le tout, s’il vous plaît, servi après une longue promenade en front de mer, à flâner autour de Raouché (non, vous ne rêvez pas, Raouché tire son nom du mot français « rocher »), sous un soleil franc, adouci par le vent. La boucle d’une semaine bien laborieuse est bouclée. Sublime et sublimée.
Pour le reste, le monde entier reprend ses droits. Le quotidien est ce qu’il est : l’horizon le plus commun. Pas forcément indépassable, mais les faits, quand ils sont là, sont là. Je dis ça parce que, au-delà du chantier devenu qu’est notre appartement (nous entrons dans notre troisième semaine de travaux, et je me demande si nous n’allons pas finir par adopter les deux ouvriers syriens qui travaillent à la maison), notre seule cuisine nous rappelle que la vie est encline à osciller entre droits (supposés) et devoirs (hypothétiques).
Nous avons accumulé, au cours des dernières semaines, de quoi remplir un bac entier de récupération de verre. Sous la forme d’un inventaire, ça donne l’équation suivante : 27 bouteilles de 33 cl (bière Almaza, blonde ou ambrée : grosso modo, l’alter ego de la Mythos des Grecs, légère et peu sucrée, à servir impérativement fraîche sous un parasol), trois bouteilles de vin plus une bouteille de Prosecco, une bouteille de vinaigre, et trois verres cassés. Mais là où le bât blesse, c’est que pour recycler les déchets, vous pouvez toujours courir !
Les ordures ne connaissent ni hiérarchie ni raison. La récupération existe, mais le recyclage n’est pas vraiment envisagé. C’est comme le traitement des eaux usées : c’est un vœu pieux. Il y a d’autres priorités (en un certain sens, c’est vrai). Gare au baigneur qui s’imagine jouir des délices d’une plage perdue… Le Liban a pour l’heure d’autres soucis que de nettoyer ce que ses activités peuvent engendrer (« les externalités négatives » du jargon des économistes, c’est typiquement ça). La priorité : repenser l’intervention de l’Etat, certes, puisque ce dernier n’en finit pas d’être bloqué de partout, mais surtout traverser les élections législatives du 7 juin sans heurts (pour faire simple, deux camps s’affrontent : le « 8 mars », contre le « 14 mars »).
Cette situation implique la maxime courante que suit : « au diable le lendemain », ou plus commune, « après moi le déluge ». Quand on ne sait pas ce qui peut se passer demain, on ne s’enquiquine pas à faire le tri entre le plastique des pots de Laban (yaourt nature local) et le carton des couches-culottes. On dépose tout en bas, dans la rue, une société privée ramasse ça deux fois par jour, et on n’en parle plus.
Tout ça pour dire que notre plan de travail, dans la cuisine, ne ressemble plus à grand-chose. Pourtant, il y a depuis peu, dans quelques points précis de Beyrouth, des récupérateurs qui ont été installés pour le verre et le carton. Les mauvaises langues, c’est vrai, disent que ça ne sert à rien, puisqu’au bout de la chaîne, ces déchets rejoignent les détritus du cycle le plus classique qui soit (poubelle domestique – benne à ordures - décharge à l’air libre). La querelle des Anciens et des Modernes n’en finira jamais ! Exemple. Retournons à Raouché, lieu de toute beauté. Au pied des falaises, des parterres de sacs plastiques. Au creux des grottes, des flopées de sacs poubelles.
Ajoutez à cette histoire le fait que nous roulons notre bosse sans bagnole… Au moins, les poubelles, on peut les descendre quand on veut. Avec la chaleur, de toute façon, pas le choix. Mais pour le verre, on a l’air fin, avec notre mauvaise conscience. Quelle idée de s’imaginer que notre bouteille de Château Ksara 2004 va terminer sur les plages de Byblos. Franchement ! Bon, alors tant pis. Il faut être, un minimum, conséquent, quand même toute cette histoire revêt, au fond, toutes les apparences d’une lubie, puisque nos bouteilles finiront… à la mer.